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Les 80 ans de Jazz Hot à la Fond'Action Boris Vian


L'affiche des 80 ans de Jazz Hot


Exposition Delaunay’s Dilemma




Fond'Action Boris Vian. 6, bis Cité Véron (Paris 18e)
28 mars - 11 avril 2015




Jazz Hot a 80 ans! Un anniversaire forcément remarquable de la plus ancienne revue de jazz dans le monde, marqué par l’organisation d’une exposition consacrée à l'œuvre pour le jazz de son fondateur Charles Delaunay, Delaunay’s Dilemma, accueillie à la Fond’Action Boris Vian par sa directrice Nicole Bertolt. Quoi de mieux en effet, pour rendre hommage à Charles Delaunay, que de se placer sous le bienveillant patronage de Bison Ravi (Boris Vian), son principal disciple en jazz par l'esprit et prestigieux aîné dans l'art de l'écriture?


Placée sous la présidence de deux aînés de l'équipe actuelle de Jazz Hot, le grand photographe David Sinclair (il expose en novembre 2015 au Royal Albert Hall) dont quelques photos témoignaient lors de cette exposition du très grand talent, et de Serge Baudot, l'un des rédacteurs de l'équipe, poète à ses heures, tous deux nés en 1935 avec Jazz Hot, l’exposition replaçait Charles Delaunay, le père de Jazz Hot de 1935 à 1980, dans son époque, lui, le fils des peintres Robert et Sonia Delaunay, dont l’œuvre a été d'organiser la reconnaissance du jazz à l'échelle internationale. Les arts graphiques et la musique, les deux grandes passions de Charles Delaunay, se trouvent ainsi réunies sur les murs de la galerie de la Fond’Action: les fameux « noirs au blanc » réalisés par Charles dans l’obscurité des clubs, des articles parus dans les premières années de Jazz Hot, des correspondances, et surtout l'œuvre organisatrice de Charles Delaunay, l'inventeur de beaucoup des outils qui ont donné au jazz son indépendance: la discographie, le label de jazz, l'organisation de concerts, de festivals, l'éditeur de presse spécialisé…

L'amateur de Jazz Hot a également eu l’occasion de retrouver, ponctuant cette exposition, de belles couvertures qui ont jalonné ces 80 ans et plus particulièrement les 25 dernières années: Duke, Ella, Basie, Von et Chico Freeman, Kenny Barron, John Coltrane, Randy Weston, etc., et bien sûr… Boris Vian!

Le diaporama ci-dessous donne au lecteur un aperçu de cette exposition et de l'ambiance chaleureuse et amicale qui a présidé au vernissage ainsi qu'à la fête de clôture. Nous vous en proposons un compte-rendu ainsi qu'une synthèse des débats qui ont animé les trois tables-rondes organisées durant la quinzaine. Vous trouverez aussi, en fin de page, rassemblées, les dédicaces de près de deux-cent-cinquante musicien(ne)s (et quelques dessinateurs de talent également) qui ont témoigné leur attachement à Jazz Hot à l’occasion de ses 80 ans. Parmi eux, Sonny Rollins, Wynton Marsalis, McCoy Tyner, Benny Golson, Dianne Reeves, Dee Dee Bridgewater, Toots Thielemans, Tchavolo Schmitt ou encore le regretté Phil Woods.


© Jazz Hot n°672, été 2015




Diaporama réalisé avec les photos d'Ellen Bertet, Georges Herpe, José M. Horna, Patrick Martineau et Adrien Varachaud.
Cécile McLorin-Salvant a envoyé ce beau portrait dédicacé, réalisé par Richard Conde, pour être présente parmi nous…

Vernissage de l'exposition
28 mars 2015

Gérard Naulet, Daniel Chauvet, Michel Pastre © José M. Horna

Le 28 mars
, jour du vernissage, c’est une très belle fête qu’a préparée l'équipe de Jazz Hot. Une réussite qui a été complète grâce à la participation continue, tout au long de la journée et de la soirée (de 14h à minuit) des invités de Jazz Hot, venus nombreux (environ 300) découvrir l’exposition et souffler les 80 bougies. Parmi eux, nous avons eu le grand plaisir de recevoir des jazzmen historiques tels Hal Singer (qui est de 15 ans l’aîné de Jazz Hot…), Claude Bolling, Roger Paraboschi, Jean-Louis Chautemps, Bobby Few, Poumy Arnaud,mais également Mathias Rüegg, Lia Pale, Michel Pastre, Esaie Cid, José Fallot, Laurent Mignard, Mra Oma, Ichiro Onoe , Dan Vernhettes, etc.; des "anciens" deJazz Hot comme André Clergeat et Alain Tercinet; le président du Hot Club de France, François Desbrosses; des professionnels du disque: Daniel Richard, grand disquaire historique et producteur émérite, Arnaud Boubet et Maxime, les indispensables amis de Paris Jazz Corner, le grand disquaire parisien, Jeanne de Mirbeck (sœur de René Urtreger), et bien d'autres acteurs, connus ou moins connus du jazz; enfin des lecteurs et amis de longue date comme Micheline Davis-Boyer (la fille de Daidy Davis-Boyer, la «fiancée de Jazz Hot», voir notre n°600), Clovis Salvador, le neveu d’Henri, le peintre Pierre Clama ou encore Rolande Gourley (l'épouse du grand Jimmy Gourley).


La réussite fut complète aussi grâce aux musiciens venus animer cette jam-anniversaire. Nous saluerons d’abord les deux piliers de ce bœuf marathon de 12 heures: nos rédacteurs-musiciens Gérard Naulet
(p) et Daniel Chauvet (b) qui ont donné le coup d’envoi en duo sur «There Will Never Be Another You», notamment suivi de belles variations sur «Take the 'A' Train» et évidemment de quelques notes cubaines percussives, chères à l’ami Gérard.

Nos soutiers du swing ont ensuite été rejoints par Michel Pastre (ts) et son gros son dans la tradition sur «Satin Doll». Puis c’est un baryton, Philippe Desachy, pour quelques morceaux, dont «Song for My Father». Une autre rythmique a pris le relais, composée de David Herridge (p) et Jean-Claude Bénéteau (b), accompagnant un quartet de cuivres: "notre" Michel Laplace (tp), Esaïe Cid (as) et toujours Philippe Desachy et Michel Pastre sur «Perdido».

Un jeu de chaises musicales a ensuite réinstallé Gérard Naulet au piano, avec Claudius Dupont (b) et David Georgelet (dm), flanqués du même trio de sax pour un «C Jam Blues» très enlevé. Après quoi Yves Nahon a pris les baguettes et Jean-Yves Dubanton sa guitare pour accompagner la première chanteuse de la journée, la Suédoise Ellen Birath qui a livré un «On the Sunny Side of the Street» plein de charme, dans son dialogue avec Michel Pastre. Puis, c’est une autre Suédoise qui a pris place, Isabella Lundgren (voc), totalement inconnue en France mais que Jazz Hot avait remarqué lors de l’édition 2013 du festival d’Ystad, une des découvertes pour beaucoup, avec Lia Pale, de cet anniversaire. Le groupe, rejoint par Jean-Claude Laudat (acc), puis Gilles Le Taxin (b) a ainsi terminé l’après-midi, avant que ne débarque, pour un premier «échauffement», Boney Fields (tp) en quartet avec Gérard Naulet, Daniel Chauvet et Yves Nahon sur «Well You Needn't».

Mathias Rüegg et Lia Pale © José M. Horna

A 18h, la musique s’est interrompue pour quelques prises de parole de circonstance du directeur de notre revue, qui ont permis de présenter l’exposition, de remercier les différents partenaires (la Fond’Action Boris Vian, le Caveau de La Huchette, Paris Jazz Corner, Déjà production, Spirit of Jazz, Copytoo, La Manufacture d'Histoires Deux-Ponts, Jona Dunstheimer et son équipe pour la sonorisation, la Jazz Station de Bruxelles, le Toucy Jazz Festival) et d'avoir une pensée pour Cabu, l'un de nos anciens également, tragiquement assassiné début janvier 2015, dont des proches étaient présents. Nicole Bertolt a rappelé son long engagement auprès de la famille Vian et d’Ursula, la seconde épouse de Boris, à l’origine de l’ouverture de la galerie. Honneur fut fait ensuite aux deux parrains de cet anniversaire: "notre" photographe David Sinclair (auquel une partie de l’exposition est consacrée avec de splendides photos), représenté par son fils Malcolm venu spécialement d'outre-Manche, et notre rédacteur Serge Baudot, poète à ses heures, qui a évoqué son «entrée en jazz», Jacques Prévert (le voisin de terrasse de Boris Vian sur le toit du Moulin Rouge) et l'aîné Vian dans une de ses fameuses revues de presse.

Puis la musique a repris ses droits, avec un duo viennois qui a ouvert le bal, composé de la belle et talentueuse Lia Pale (voc) et de Mathias Rüegg (p), le créateur du Vienna Art Orchestra, grand arrangeur et pianiste savant. Les deux artistes, venus spécialement d’Autriche pour cet anniversaire, avaient préparé un beau programme tiré du dernier album de la chanteuse, My Poet’s Love.

Après quoi Lenny Popkin (ts) a inauguré la jam-session vespérale, accompagné de Carol Tristano (dm), Dominique Lemerle (b) et du jeune et doué Dexter Goldberg (p). Boney Fields et son complice Breno Brown (ts) ont alors surgi sur scène, imposant de vigoureux solos sur «Night in Tunisia».

Ricky Ford, Simon Boyer et Agathe Iracéma © Pascal Kober

De retour à la jam, Isabella Lundgren s’est trouvée un interlocuteur de choix avec "notre" Adrien Varachaud (ss), tandis que Michel Pastre reprenait ensuite du service en sa compagnie et celle de Lenny Popkin. Michel Pastre a également constitué un trio avec Daniel Chauvet et Philippe Milanta (p) pour un «Just You, Just Me» savoureux.

Moment intense de la soirée, la venue de Ricky Ford (ts), entouré de Kirk Lightsey (p), Jack Gregg (b) et Simon Shuffle Boyer (dm). Un all-stars qui n’a pas effrayé la sémillante Agathe Iracema (voc) qui s’est exprimée sur «On the Sunny Side of the Street» (again). Elle a ensuite formé un joli duo avec Isabella Lundgren sur «Everyday I Have the Blues», en présence de Larry Browne (tp, voc), animateur omniprésent de la soirée. Agathe a même complété la rythmique à la batterie pour accompagner Isabella sur la suite du morceau.

Après quoi, Laurent Epstein (p) et Dominique Lemerle ont procuré un soutien élégant à Christelle Pereira (voc). Tandis que l’infatigable Gérard Naulet nous offrait un solo de piano afro-cubain! La fin de soirée a fait la part belle aux trompettes, avec une évocation tonitruante de New Orleans servie par Larry Browne et Jona Dunstheimer (qui avait également assuré la sonorisation de l'événement avec les attentifs Jérémy et Jonathan).

Enfin, la grande Joan Minor (voc) clôtura cette belle journée par un magnifique «Summertime» avec un contre-chant très subtil d'Esaie Cid (as) qui a illuminé toute la soirée de ses belles ponctuations lyriques, et de l'inusable Gérard Naulet, capable de s'adapter à tous les contextes.

C’est donc des étoiles plein les yeux et des notes bleues plein le cœur que sont repartis tous les participants de cette belle communion autour d'une revue vénérable, toujours capable de réunir, 80 ans après, toutes les familles et générations de musiciens, d'amateurs de jazz, cette grande musique du partage.

 

 

 

Première table-ronde: Le disque et la mémoire du jazz
29 mars 2015

Le lendemain de la fête inaugurale, le 29 avril, se tenait la première des trois tables rondes qui devaient ponctuer les deux semaines de l’exposition, intitulée: «Le disque et la mémoire du jazz», animée par Yves Sportis et Mathieu Perez. Les deux intervenants principaux de cette rencontre étaient Daniel Richard, ancien disquaire et ancien producteur (il a notamment dirigé Universal Jazz) et Arnaud Boubet, disquaire et fondateur de Paris Jazz Corner.

Daniel Richard et Arnaud Boubet © Ellen Bertet

Tout d’abord, Daniel Richard a fait part de son expérience de producteur, en particulier en matière de réédition, à son sens plus satisfaisant que la production de nouveautés, le système des majors companies nivelant par le bas les projets artistiques. A l’inverse, l’exploitation d’enregistrements historiques lui permettait une plus grande liberté, bien que le souci du marketing restât dominant (avec succès: la collection Jazz in Paris s’est écoulée dans le monde à hauteur de 3 millions de CDs). Bien entendu, les majors exploitent le patrimoine dans une perspective de rentabilité et non de conservation ou de transmission. Et Daniel Richard de regretter que les maisons de disques n’aient pas le souci d’archiver les documents liés aux séances d’enregistrement, ce qui constitue une perte de la mémoire. Il a par ailleurs raconté que lorsqu’il a commencé à travailler sur des rééditions, dans les années 70, l’histoire du jazz n’intéressait pas. Les majors éditaient des compilations «grand public» et il était difficile, pour l’amateur de jazz, de disposer de rééditions intégrales, d’albums entiers.

Daniel Richard a également vécu la disparition des disquaires indépendants avec l’arrivée de la FNAC et de ses prix bas. Le disque devint alors un «produit culturel» destiné à des consommateurs suivant les prescriptions «dans l’air du temps» de la presse. Disquaire indépendant à l’époque, Daniel Richard est parvenu à maintenir son activité, fort de sa relation de confiance avec ses clients et parce qu’il proposait des importations introuvables dans les FNAC.

Autre souvenir, la création, au début des années 90, de la notion juridique de «domaine public» qui ouvrait la voie à la libre réédition des enregistrements phonographiques de plus de cinquante ans (alors que parallèlement le support compact disc était en plein essor). Saisissant l’opportunité, Daniel Richard avait alors rencontré Noël Hervé, Christian Bonnet (qui ont créé la collection Masters of Jazz, appréciable en particulier pour la qualité de ses livrets), Gilles Pétard (qui a réalisé, de façon très réactive, le travail de réédition le plus important avec Classics, mais avec des livrets plus succins) ainsi que Claude Carrière. Le fonds constitué par Gilles Pétard fait toujours autorité. Il a été construit avec des collections particulières et a rencontré un grand succès auprès des amateurs de jazz partout dans le monde. Daniel Richard estime que ce travail de réédition intégrale ne se fait plus aujourd’hui (en dehors de celui réalisé par Patrick Frémeaux) en raison de l’écroulement des ventes de CDs et du rallongement à soixante-dix ans des droits d’auteur. Et alors que les collections patrimoniales sont disponibles sur les plateformes de streaming, celles-ci ne fournissent – à ce jour – aucune information discographique (alors que la technologie existe) et rémunèrent fort mal les auteurs de ces collections.

Arnaud Boubet est alors intervenu pour faire part de sa crainte de voir la mémoire du jazz d’aujourd’hui et de demain disparaître avec l’abandon du support physique. On a également souligné que la boutique du disquaire est un lieu privilégié pour les échanges entre amateurs de jazz et donc pour la transmission du savoir. Daniel Richard a évoqué l’idée de créer à Paris un centre de documentation dédié au jazz, qui serait justement un lieu de rencontre et de transmission. L’autre enjeu serait conservation des collections privées, car les collectionneurs vieillissent et n’ont pas nécessairement d’héritiers intéressés par le jazz. D’où un risque d’éparpillement des collections. Daniel Richard évoquant ainsi son propre cas, avec une collection qui comprend non seulement des disques mais aussi plusieurs tonnes de documentation papier: revues, catalogues, discographies, photos, etc. Contrairement à des exemples américains, l’université française n’entend pas entreprendre de travail de numérisation des archives des collectionneurs. Arnaud Boubet a cependant opposé qu’une sauvegarde numérique, accessible en ligne, ne pouvait être suffisante et qu’il fallait également préserver les objets et supports physiques, insistant sur la nécessaire vocation muséale d’un centre de documentation sur le jazz. Le risque d'enfermement des collections a également été évoqué à travers l’exemple du fonds Delaunay à la BNF. Arnaud Boubet a enfin indiqué qu’un centre de ressources serait un outil très utile pour les porteurs de projets de réédition.

Daniel Richard, Jean-Marie Hacquier, Arnaud Boubet © Ellen Bertet

Yves Sportis a proposé que soit entreprise une démarche concrète et collective, réunissant les principaux représentants du jazz en France, en vue de la création d’une fondation. Mathieu Perez a ensuite exposé l’exemple de la Maison du Jazz de Liège (voir Jazz Hot n°666). Notre correspondant belge, Jean-Marie Hacquier, fin connaisseur de la question de la mémoire du jazz en Belgique (il a participé à la création de la Jazz Station à Bruxelles), a alors rejoint la table. Le problème de la dispersion des collections privées se pose également dans le Plat Pays (et se traite de façon indépendante en Wallonie et en Flandres). Jean-Marie Hacquier évoquant des situations différentes, celle de Léon Dierckx (Jazz Hot n°636), à la tête d’une collection de 200 000 disques et celle de Robert Pernet dont le collection est conservée au Musée des instruments de musique de Bruxelles mais n’est pas accessible au public.

De l’ensemble du débat passionné qui a animé les intervenants invités comme les membres de l’assistance, il est ressorti la nécessité – et même l’urgence – de poser les bases d’une fondation dédiée à la conservation de la mémoire du jazz en France, disposant, à Paris, de moyens pour recueillir des collections privées et en organiser l’archivage et la diffusion afin d’éviter la captation du savoir ou l'éparpillement de la mémoire. Un tel projet nécessitant des fonds importants, en investissement (aménagement du lieu, etc.) mais aussi en fonctionnement (pour en assurer la pérennité) seule une association-fondation influente (car représentative des acteurs du jazz en France) serait en capacité de convaincre des financeurs privés et publics.

Deuxième table-ronde: Boris Vian et Jazz Hot
4 avril 2015

La deuxième rencontre que proposaitJazz Hot, le 4 avril, était consacrée à l’une des grandes figures de son histoire, Boris Vian, hôte d'une certaine manière de cette exposition, qui collabora à la revue de 1945 à sa mort en 1959, et entretint donc une relation de grande fidélité à la revue de son ami Charles Delaunay. Yves Sportis, qui menait les débats, a tout d’abord rappelé que le jazz a été structurant dans la personnalité de Boris Vian qui traitait du sujet avec grand sérieux, sous des dehors humoristiques et avec, de temps à autre, une mauvaise foi certaine mais qui entrait en cohérence avec sa compréhension très fine de cette musique. Boris Vian s’est de fait posé en disciple de Charles Delaunay dans sa façon d’embrasser le jazz dans sa globalité, des origines à ses formes modernes; les deux hommes pensant le jazz comme un art en mouvement, (se différenciant ainsi de la vision très «ethniciste» d’Hugues Panassié ou de celle implacablement progressiste d’André Hodeir) et partageant une vision internationale du jazz ainsi qu’un goût de l’Amérique. La relation Vian-Delaunay étant tout en réserve et admiration réciproque. En outre, la fameuse revue de presse de Boris Vian, qui a tant amusé les amateurs de jazz, constituait un travail tout à fait sérieux, confié par Delaunay qui lui transmettait les revues à commenter (les revues étrangères se trouvaient très difficilement en France). L’exercice était en outre une synthèse originale entre les activités de journaliste, de critique et d’écrivain. En ce sens, Boris Vian a été un pilier de Jazz Hot et a écrit une des pages les plus notables de son histoire. Ce qu’il considérait comme une «petite collaboration» fut en fait fondamental pour notre revue et pour la critique en général, notamment par l'indépendance de ton qu'elle imprima.

Nicole Bertold, Alain Tercinet et Jean-Louis Chautemps © Jérôme Partage

Ancien me
mbre de la rédaction de Jazz Hot, Alain Tercinet était invité à évoquer la mémoire de Bison Ravi aux côtés de la directrice de la Fond’Action Boris Vian, Nicole Bertold. Une longue collaboration autour de Boris Vian les réunit, notamment sur la collection de disques de l’écrivain conservée dans son appartement de la Cité Véron, trois étages plus haut (et qui se visite sur rendez-vous). Alain Tercinet a d’abord évoqué sa difficulté à définir les rapports entre Boris Vian et Charles Delaunay: car s’il a bien connu le second il se confiait peu. Alain Tercinet est entré à Jazz Hot comme maquettiste, à la fin des années soixante, jusqu’à ce que Delaunay lui tende un jour un disque en lui demandant: «Est-ce que vous voulez faire une critique?» (car personne ne tutoyait Delaunay, en dehors de Boris Vian). Alain Tercinet a insisté sur le «culot» qu’a manifesté Delaunay en confiant une chronique régulière à Vian, cette revue de presse qui était aussi un courrier des lecteurs (et qui a donné lieu à de mémorables enguelades avec certains lecteurs et aussi à un dialogue à distance avec le «pape» Hugues Panassié, gentiment titillé mais respecté). Citant Vian lui-même, Alain Tercinet a rappelé le caractère subjectif assumé des revues de presse.

Il est ensuite revenu sur l’opposition Vian-Panassié qui, selon lui, relève d’avantage d’une opposition de personnalités (Vian n’ayant pas apprécié que Panassié tente d’évincer Delaunay après la guerre) plutôt que d’une opposition stylistique. Ce qui n’empêchait pas Boris Vian d’exprimer son estime pour le «pape» Hugues qu’il brocardait. Et Alain Tercinet de rapporter un savoureux souvenir de concert à Lyon: celui du quintet de Dizzy Gillespie. Les «panasséistes» présents (ils avaient acheté leurs places), qui étaient venus avec des sifflets, se faisaient ceinturer par les membres du Hot Club de Lyon, tapis dans les travées pour leur confisquer les sifflets. Un concert qui s’était achevé avec une plaisanterie très Gillespienne, qui s’était présenté ainsi: «A la trompette, Louis Armstrong!», suscitant les hurlements des panasséistes et les rires!

Présent dans la salle lors de ce concert, Jean-Louis Chautemps, a raconté qu’il voyait régulièrement Boris Vian au Club Saint-Germain (dans les années 1948-49), mais que son statut de «vedette» intimidait le jeune musicien qu’il était (il jouait à l’époque de la trompette). Nicole Bertold a expliqué que c’est Jacques Canetti qui a amené Boris Vian à la production de disques, Charles Delaunay étant étranger à cette affaire. En effet, séduit par la personnalité de Boris Vian et sa grande connaissance du jazz, Jacques Canetti lui a proposé d’être son collaborateur au sein de Philips (Boris Vian terminera directeur artistique de cette maison de disques). Alors que se posait la question de savoir pourquoi Boris Vian ne s’était pas rendu aux Etats-Unis (la question est également évoquée dans «Boris Vian. Le Voyage en Amérique», Jazz Hot n°671), on s’est demandé si, fort d’une conscience anti-raciste très avancée pour son époque, il n’aurait pas préféré se contenter d’une Amérique rêvée que de se confronter à sa réalité ségrégationniste. Ce à quoi Nicole Bertold a répondu que son cœur malade lui interdisait tout voyage en avion mais que si, au sortir de l’Ecole Centrale, il n’avait pas souhaité suivre ses camarades partis sur le Nouveau Monde (il était déjà chargé de famille), depuis sa relation avec Ursula, il fantasmait sur cette possibilité d’aller à New York.

Un des panneaux synthétise l'œuvre de Charles Delaunay, ses écrits dans la veine suréaliste, ses biographies de Django Reinhardt, la création des labels Swing en 1937 et Vogue en 1947, ses discographies dont la première fut pubiée en 1936, et l'ouvrage d'Hugues Panassié, le Jazz Hot qui ouvrit la voie à cette aventure de presse, la revue Jazz Hot qui fête ses 80 ans en 2015.…

Autre question, celle de la relation entre Boris Vian et Django Reinhardt. S’il n’existe pas de témoignage direct de cette relation, Jean-Louis Chautemps a rappelé que le siège historique de Jazz Hot (le 14, rue Chaptal) était un lieu de passage et de rencontres entre musiciens, notamment en raison de sa proximité avec les bureaux de la Sacem. Il est d’ailleurs probable que c’est lors de l’inauguration du siège de la revue, en 1939, que Duke Ellington et Django Reinhardt se sont rencontrés pour la première fois, et les Vian sont présents sur les photos prises dans l'escalier du club. De même, les frontières stylistiques entre musiciens étaient alors plus minces et il est vraisemblable que Vian considérait Django comme appartenant pleinement au monde du jazz (même si Chautemps a rappelé que pendant la guerre, Django était une véritable vedette de variétés). Dans l’assistance, Anne Legrand, biographe de Boris Vian et qui a répertorié le fonds Delaunay à la BNF, a indiqué qu’entre 1943 et 1944 Django venait rue Chaptal, également fréquentée par Boris Vian, et que tout ce petit monde a forcément sympathisé. Django et Boris étaient d’ailleurs avec Delaunay à l’arrivée des premiers disques de bebop. Enfin, pour se convaincre de la réalité de leur amitié, on peut tout simplement relire dans Jazz Hot (n°78) ce que Boris Vian disait de Django au lendemain de sa disparition, en prélude à sa revue de presse: «Je ne peux commencer cette revue de presse sans déplorer, comme tous les amateurs de jazz, et comme tous ceux qui le connaissaient encore plus, la mort de ce bon Django. (…) Django était un si chic type, si peu prétentieux, si bon copain et si excellent musicien de surcroît (…). Django, vieux frère, adieu, nous ne sommes pas près de t’oublier.»

D’autres thèmes ou questions restent encore à explorer pour éclairer la relation de Boris Vian et Jazz Hot. Mais déjà heureux d’avoir partagé nombre de chouettes anecdotes, les participants ont conclu la discussion par un verre levé à la mémoire de l'aîné.

 

 

 

Troisième table-ronde: Le récit des musiciens & jam de clôture
11 avril 2015

La troisième et dernière table ronde, consacrée au «récit des musiciens» s’inscrivait dans le prolongement de la première, où il était question de la mémoire du jazz. Une parole libre était donc donnée aux musiciens présents, à commencer par «l’invité d’honneur» de cette journée, Chico Freeman, venu spécialement de Suisse pour l’anniversaire de Jazz Hot. L’après-midi a donc débuté sous forme d’une interview en public du saxophoniste, par Yves Sportis, qui a raconté comment il était venu au jazz en voyant son père (Von Freeman) s’exercer à une époque (le début des années cinquante) où Chicago avait une scène plus riche que celle de New York (selon le mot de Chico: Chicago c’était «le Sud dans le Nord» en raison du mouvement de populations afro-américaines venues du Sud vers Chicago et non vers New York, apportant notamment la culture du blues). Là où il vivait, les gamins, en été, venaient sur le porche de la maison écouter son père répéter avec les autres musiciens. Pour autant, Chico a raconté que ce n’est pas grâce à la pédagogie de son père qu’il a pu explorer le jazz (il ne possédait que cinq disques!) mais grâce au père d’un copain d’école qui était collectionneur. Il n’empêche que c’est l’un des cinq disques que possédait son père qui lui a donné envie de devenir musicien: Kind of Blue de Miles Davis. Avec beaucoup d’humour, Chico a parlé de ses débuts à Chicago, de sa scène jazz et blues. Un moment particulièrement drôle fut lorsque Chico évoqua son arrivée à New York (il jouait alors avec Elvin Jones), sans le sou, et où un autre grand batteur l’a pris sous son aile, un certain… John Betsch. Disant cela, Chico n’avait pas remarqué que John Betsch était assis juste derrière lui! Ce furent donc des retrouvailles improvisées.

John Betsch, Hal Singer et Chico Freeman © Patrick Martineau

Puis
, c’est un autre fils de jazzman, qui prit la parole, Sean Gourley (digne hériter de Jimmy). Contrairement à Chico, Sean, de mère française, est né et à grandi à Paris. Il est entré au conservatoire à 6 ans et n’a pas eu l’apprentissage de la rue et des copains d’école dont parlait Chico. Mais son père lui faisait écouter des guitaristes de jazz, notamment George Benson. Dès qu’il a pu, Sean a abandonné le conservatoire et s’est mis à jouer du rock dans des caves avec un autre fils de musicien, Philippe Urtreger (ce qui a provoqué des conflits entre père et fils). Plus tard, Sean est venu au jazz où il a fini par trouver l’énergie qu’il recherchait dans le rock.

Autre témoignage, celui de Luigi Grasso, originaire d’une petite ville près de Naples, où il n’y avait pas de scène jazz. La découverte du jazz, à travers les disques de ses parents, lui permettait de s’exprimer plus librement au saxophone, qu’il étudiait depuis l’âge de 5 ans.

Après l’évocation de ces expériences, Jean-Louis Chautemps a poussé un cri du cœur, appelant à parler de l’avenir! Ce à quoi Jacques Schneck a répondu qu’au-delà des évolutions stylistiques, ce sont ses qualités de musique populaire, favorisant les rencontres, que le jazz doit conserver. La communication avec le public, l’émotion étant plus importantes que la recherche savante. Mais les musiciens se trouvent encouragés par leur culture et par la presse spécialisée vers l’expérimentation.

David Herridge a expliqué qu’à la fin des années soixante, la scène londonienne s’était fermée au jazz traditionnel ne favorisant que l’avant-garde, lequel a cherché à s’imposer de façon agressive. Il a par ailleurs regretté le cloisonnement entre les styles, rapportant une conversation qu’il avait eu avec Georges Arvanitas à propos des écoles très compartimentées: Bill Evans, boogie woogie, etc.

Katy Roberts à répondu à cela que la situation présente avait au moins l’avantage de faire plus de place aux femmes dans le jazz. Dans les années soixante-dix, à Berklee, elle était la seule fille de sa classe, alors qu’aujourd’hui, en tant qu’enseignante, elle remarque que les groupes d’élèves sont mixtes. Le problème essentiel qui se pose donc, comme l’a souligné Jacques Schneck, est celui du public. Car si le milieu du jazz est très vivant –peut-être comme il ne l’a jamais été–, on constate une crise de communication avec le public.

Yves Sportis a rappelé que le jazz a une dimension à la fois populaire (qui aux Etats-Unis s’inscrivait dans le quotidien) et artistique (l’exigence esthétique des grands musiciens: Armstrong, Ellington, etc.). En effet, les musiciens américains sont venus à Paris pour faire reconnaître le jazz comme un art (comme les peintres ou les écrivains avant eux). Sans cette démarche de leur part, le jazz en France se serait limité à une musique d’ entertainment. L’exigence artistique des musiciens existe toujours mais le public a déserté. Il est donc nécessaire que l’ensemble du milieu du jazz se mobilise pour redynamiser une culture populaire jazz, avec une exigence artistique, ce qui passe notamment par le rétablissement des liens avec les racines américaines.

A la suite de quoi, Mra Oma, a regretté, avec vigueur, qu’il soit difficile pour les musiciens américains de jouer à Paris, la scène européenne étant, dans son ensemble, cloisonnée entre jazz français, jazz espagnol, jazz allemand, etc. Ceci alors que les musiciens américains qui ont amené le jazz en Europe l’on fait avec beaucoup de générosité. Chico Freeman a souligné que si l’on ne peut prévoir l’avenir du jazz, l’enfermement dans des catégories n’est pas d’hier. Il a cité Charlie Parker:«Les musiciens ne contrôlent pas le business. Ils contrôlent toujours la musique», Chico estimant que ce n’est plus vrai, que les musiciens ne contrôlent plus la musique. Or, ce qui compte, à son sens, c’est que les musiciens continuent de faire de la musique et que les gens viennent les voir. Mais l’arrivée d’internet, qui est une sorte de Far-West, pose de nouveaux problèmes.

Hal Singer, dont l’arrivée majestueuse dans la réunion dont il était visiblement le «king», a été un petit événement, s’est souvenu que dans sa jeunesse il n’avait pas conscience de la dimension business de la musique. Et il en était de même des musiciens des big bands d’Ellington, de Basie ou de Lunceford. C’était à d’autres que revenait l’argent. Il a par ailleurs expliqué qu’autrefois, on reconnaissait immédiatement chaque musicien à son son. Et qu’aujourd’hui, même s’il se réjouit de la qualité des formations données aux musiciens et de leur niveau technique, ils sonnent tous de la même façon. Et si auparavant les musiciens jouaient avant tout pour entrer en communication avec le public, ils paraissent aujourd’hui chercher tout d’abord à se valoriser auprès des autres musiciens.

La conclusion à ces échanges, parfois enflammés, a été très élégamment donnée, après près de quatre heures d'échanges par le même Hal Singer: «où est le bar?» (en français).

Larry Browne, Paddy Sherlock, Sylvia Howard, Katy Roberts et Sean Gourley © Adrien Varachaud

Les musiciens ont alors repris leurs instruments pour une jam-session en forme de fête de clôture de l’exposition. Ce sont ainsi Sean Gourley (g, voc), Larry Browne (tp, voc) et Brahim Haiouani (b) qui ont ouvert le ban, vite rejoints par Katy Roberts (p). L’occasion pour le guitariste et le trompettiste de donner aussi de la voix, notamment sur «It Had to Be You». Puis, David Herridge (p) s’est mêlé à l’orchestre, ainsi que John Betsch (une réunion pour le moins surprenante mais qui a formidablement fonctionné!). La jam a vu ensuite s’imposer les chanteurs avec l’arrivée de Paddy Sherlock (sans son trombone) qui s’est lancé sur un blues, soutenu par Sean Gourley, Larry Browne, Katy Roberts, Brahim Haiouani (qui n’a d’ailleurs pratiquement pas lâché la contrebasse de la soirée) et John Betsch: une équipe inédite! Un blues qui s’est poursuivi à deux voix en compagnie de Sylvia Howard. L’intervention de Malaïka Lacy (voc) sur «Somwhere Over the Rainbow», dont la puissante expression gospel a conquis l’assistance, et littéralement sidéré l’ami Paddy. Autre duo savoureux, celui entre Farris Smith Jr. (b, voc, une découverte!) et Chico Freeman (as). Joan Minor (voc) est venue tradivement donner la preuve d'une belle expression. Enfin, au crépuscule de la fête, Gérard Naulet (p), visiblement remis du marathon du vernissage, s’est lancé dans un duo très swing avec Brahim.


Entre ces tables rondes, les visites, tous les après-midis de cette quinzaine, sont venues confirmer que le jazz possède encore de solides racines dans notre pays, mais plus largement en Europe. Il y a eu beaucoup de curiosité pour Jazz Hot, Charles Delaunay qui reste un monument inconnu du jazz en France, plus qu'à l'étranger, malgré une vie consacrée au jazz, et une œuvre indispensable au développement du jazz sur le plan international.

Ces quinze jours d’exposition, de tables-rondes et de fêtes ont donc constitué une belle réussite à l'aune de ces 80 ans qui ont fait l'histoire du jazz en France, parfois avec des bouts de ficelle mais toujours avec des idées originales et une conviction enracinée dans l'amour du jazz.

Au-delà delà de notre équipe du jour qui contribue bénévolement à cette transmission, Jazz Hot et Charles Delaunay ont contribué essentiellement à la reconnaissance artistique du jazz à l'échelle internationale dès les années 1930, avec mais avant d'autres en France et dans le monde entier, en développant les outils organisationnels nécessaires à l'indépendance du jazz, outils qu'aujourd'hui et depuis le début des années soixante des affairistes, prétendant parfois aimer le jazz, des institutions et des ministres, se prétendant de gauche, des animateurs socio-culturels fonctionnarisés ont tendance à détruire avec une énergie digne de ceux qui font sauter les temples à Palmyre. Le sang en moins.

Cette exposition et ces débats ont permis des échanges intéressants, des rencontres, des découvertes, des retrouvailles (comme la visite de l’ami Daoud-David Williams de passage à Paris), en somme un certain état d’esprit, un rapport au jazz qui fait que nous sommes Jazz Hot.

Un grand merci pour cette quinzaine mémorable aux nombreux visiteurs, près d'un millier, amis lecteurs, musiciens, amateurs de jazz, qui nous ont fait le plaisir de participer à ces moments exceptionnels, aux amis de Jazz Hot qui sont venus prêter main forte à l'équipe pour tout organiser, Brigitte, Claudine, Olga, Gérard, Patrick, Marion, Alain, Kamel, Jona Dunstheimer et son équipe (sonorisation).

A bientôt pour les 90 ans, et pour le centenaire, ça ne dépend que de vous… (www.jazzhot.net)

Compte rendu collectif de l'équipe Jazz Hot,
réalisé et mis en scène par David Da Silva (camera 1), Georges Herpe (caméra 2), Jérôme Partage (stylo)

 

80 ans en 300 dédicaces... (cliquer pour agrandir)